Amiens - Tréguier 2025, étape 1
C’est la deuxième année que je fais un trajet du Nord vers les côtes d’Armor.
Cette année-ci, je voulais rouler dans la partie de Normandie que je n’avais pas pu faire l’année précédente (la Suisse Normande), et voir si ma pratique plus régulière et l’entrainement un peu plus “sérieux” m’auraient rendu plus apte à l’exercice.
J’ai 5 jours, j’aimerais le faire en 4 (pour diverses raisons, en partie pour “le challenge” et en partie pour l’organisation familliale).
Je partirai d’Amiens (et non de Lille), pour m’économiser une grosse centaine de kilomètres qui ne passerait sûrement pas dans mon planning, et je ne passerai pas par la côte d’Albâtre – que je commence à connaitre vélocipèdiquement.
600 kilomètres de chemins, voies vertes et petites départementales, qui devraient parler à l’enfant coureur des bois et des haies qui vit encore au fond de moi.
La nuit fut courte. Il restait les inévitables et innombrables “dernières petites choses”: pour le vélo (dont une nouvelle chaine à dégraisser et lubrifier) et pour le départ en voiture de femme et enfants vers la Bretagne.
Lever 5h, finition de l’empaquetage, bisous et TER pour Amiens à 6h53.
J’arrive tard et essoufflé, le train est assez rempli (je me contenterais d’un strapontin).
Par chance, il reste un emplacement vélo. Un autre cycliste m’aide à passer la roue avant dans le crochet: mon guidon, alourdi par les prolongateurs et le sac qui y est accroché, n’arrête pas de tourner. Il est probablement néerlandais ou allemand, aux intonations de son anglais. Il descend un peu avant Rouen, pour rejoindre des amis, qui eux font le voyage en voiture. Je sens une pointe de fierté quand il me l’explique.
8h15 - Gare d’Amiens, départ, voie verte
Double expresso et petit dej à la gare (pas eu le temps avant). Je prends le temps de finir de me réveiller, et de me glisser dans cette sensation particulière d’un voyage qui va commencer, d’une parenthèse qui s’ouvre.

Départ, enfin. Il fait gris et presque frais. Je sors progressivement de la ville.
Quelques belles descentes et premiers groupes de cyclistes, en panoplie ou non. Je surveille avec assiduité mon rythme cardiaque: les premières dizaines de kilomètres, j’ai souvent plus de mal à réguler et lisser mon effort. Je ne veux pas m’épuiser prématurément sous l”effet de l’enthousiasme (ce qui fut un peu le cas le premier jour de l’année précédente). La règle est simple: rester si possible en dessous de 155 voir 140bpm.
Je suis assez embêté avec la profusion consumériste d’objets connectés qu’on tente de nous refourguer, mais je dois admettre que ce capteur cardiaque a eu de bons effets pédagogiques ces derniers mois (faire correspondre des sensations à des degrés d’effort et apprendre à lisser et réguler sur la durée). Peut-être faudrait-il que j’apprenne un jour à me passer de cette béquille.
Le vélo est lourd, mais étonnamment confortable, le poids supplémentaire ajoute de la souplesse au comportement du cadre. Je surveille attentivement ma technique de pédalage. C’est pas une sortie du ouikende, vélo “vide”. Ne pas appuyer, accélérer lentement et progressivement, rester plus longtemps sur les grands pignons.
Il y a un peu plus de 600 kilomètres devant moi: soyons humbles. Trouver et laisser s’installer le rythme et les habitudes de ce voyage. Ça m’occupera pas mal l’esprit durant les premières heures.
Je finis par quitter les petits groupes de cyclistes pour rejoindre une entrée sur la Coulée Verte, la voie verte établie sur l’ancienne ligne ferroviaire Amiens-Beauvais. Étonnnament, je n’y croiserais pas beaucoup de monde en cette veille de jour férié.
Rouler sur voie verte – qui sont souvent construites sur d’anciennes voies ferrées – est une expérience particulière.
Ce sont des voies “faciles”, avec peu de dénivelé et un profil d’élévation très lisse. Des kilomètres “gratuits” ou presque pour le voyageur à vélo. Elles sont aussi la plupart du temps boisées.
On y roule souvent dans une sorte de tunnel végétal, très reposant et un peu hypnotique et monotone. Malheureusement, on y voit relativement peu les environs et les paysages traversés.




Au fur et à mesure de la progression depuis Amiens, les trouées dans le couvert végétal laissent apercevoir un paysage qui se vallonne petit à petit (ce que ne laisse pas deviner le relief lissé de la voie).
Je suis fasciné à chaque fois que je croise une ancienne gare: quels évènements, départs déchirants et retours triomphants ont-elles vues ? Fasciné par ces anciens quais, envahis de végétation et auparavant emplis de vies, cris, commerces, marchandises, petites et grandes histoires. Je rêverais d’habiter dans un de ces lieux (et y ouvrir un lieu pour les voyageurs à vélo ? développement ou gentrification ?).
Je m’arrête sur un pont au dessus d’une route, frappé par la composition géométrique du paysage et des champs. Quelques photos, une banane et je repars.



Je finis par quitter cette autoroute verte vers Crèvecœur-le-Grand (quel nom !), et oriente ma direction vers Rouen.
Au milieu des aubépines, deux vaches curieuses sont témoins de ma bifurcation.

Les premiers chemins enherbés font leur apparition. Quelques caresses d’orties me réveillent. Pour le moment, ça passe.
Peu après Crèvecœur, je tombe sur un chemin assez large. Une série de pruniers le borde, et l’un d’eux – complètement surchargé de fruits – s’est délesté d’une énorme branche en travers.

Je m’arrête dans le parfum de fermentation doux et entêtant des kilos de fruits déjà tombés au sol. Les prunes sont délicieuses et parfaitement mûres. J’en mange 5 mais n’emporte rien: je suis déjà chargé et l’état déjà piteux des bananes et pommes emportées en partant ne m’y incite pas.
Le paysage vallonne doucement et le bocage s’aère par moment. Les églises changent de formes et de matériaux. Le ciel est toujours voilé, mais une touffeur sourde indique que ça ne durera désormais plus longtemps.
Je continue de danser entre les ornières, les orties et les ronces de certains chemins.





Premiers ravitaillements en eau, qui part vite. Dans les cimetières, je laisse toujours couler l’équivalent de 3 ou 4 gourdes avant de commencer à les remplir réellement (éviter l’eau qui a peut-être stagné trop longtemps dans les tuyaux). J’utilise cette eau “tampon” pour arroser les jardinières les plus sèches ou mal en point.
13h30, j’arrive à Crillon. Une vieille halle couverte surmontée d’une horloge et d’un carillon m’incite à m’arrêter. Temps pour une nourriture plus consistante, s’étirer et réorganiser un peu le chargement.


Lorsque je repars, le ciel finit de se dévoiler, et le soleil commence à taper.
Manchettes anti-UV, crème solaire sur les cuisses et mollets, et buff sur la nuque (faudrait-il que je passe à la coupe mulet ? :D).
Quelques kilomètres plus loin, première tuile. Un charmant petit chemin serpentant entre de petits bois s’enherbe et s’enronce progressivement jusqu’à devenir inroulable.


Vu la pousse des végétaux, il devait être praticable à la fin de l’hiver et au printemps, mais depuis, pas grand monde n’y est passé. Je pousse le vélo dans une végétation très dense qui m’arrive parfois au torse, taille les ronces pendantes à l’opinel, caresse encore les orties. Je me dis – avec une pointe d’inquiétude – qu’il faudra soigneusement vérifier les tiques ce soir. Il fait chaud et lourd. Je peste.
Moins de 2 kilomètres plus loin, rebelote. Mais cette fois-ci, le chemin a complètement disparu, probablement rogné malicieusement par l’agriculteur exploitant le champ qui s’étend devant moi. J’ai grandi à la campagne et je connais un peu le vice…
Je vérifie sur Comaps
: pas de solution simple, et faire demi-tour me rebute. Sunk cost fallacy ou pas, j’y vais ! Je pousse le vélo (encore) dans le champ fraîchement déchaumé. Sur un bon kilomètre et demi, encore.
– “Au moins, ça me fera des étirements des jambes et mollets”.

Mes pensées dérivent vers une méditation sur les biens communs et le délicat équilibre qui maintient ces voies rurales (entre les communes, les usagers et les exploitants agricoles). Je me promets de creuser le sujet.
Un peu entamé, mais à travers un très beau bocage, j’arrive à Saint-Germer-de-Fly. La grande abbatiale sur la place du village est frappante, avec sa juxtaposition de styles (roman pour l’abbatiale, gothique rayonnant pour la chapelle).



Une pharmacie sur la place est ouverte, j’y achète un petit savon et un flacon de gel hydroalcoolique (oublis importants, désormais comblés).
En sortant de la pharmacie, je m’aperçois que ma poche droite de cuissard est complètement molle et poisseuse ? J’y avais glissé une banane… qui s’y est complètement liquéfiée.
Pour compléter le tout, je réalise que les séances de poussage de vélo m’ont permis d’étaler très efficacement cette purée de banane sur une de mes sacoches arrière qui est désormais collante et luisante. Formidable.
J’ai un cuissard de rechange, mais celui que je porte est le plus confortable et épais. Flemme de me changer, je jugule vaguement le désastre avec quelques mouchoirs imbibés d’eau.
Mes jambes sont déjà recouvertes d’une croûte épaisse, d’une pâte de crème solaire, poussière de chemins et débris végétaux. Je frissonne de dégoût en m’imaginant me glisser ainsi dans mon sac de couchage ce soir.
J’ai faim, mais je sature un peu du prêt-à-manger que j’ai emporté. Comaps
m’indique qu’au village d’après, une boulangerie/épicerie pourrait être ouverte. Bingo. Un croque-monsieur, un coca et une glace me remontent la jauge d’énergie. Je prend une baguette et deux boites de sardines pour le soir, discute un peu vélo avec le taulier et celui-ci me détaille les différents types de voyageurs qu’il a pu croiser ici. Je repars.
Seine-Maritime, rejoindre le fleuve
Ça y est j’ai quitté la Picardie et roule en Seine-Maritime. Les silex commencent à peupler les chemins et je traverse quelques très beaux bocages et routes forestières.


Encore un chemin disparu (ou qui plutôt n’a jamais existé), censé traverser une prairie en pente. Je me note mentalement de corriger ça sur OpenStreetMap.
Je contourne par un petit sentier accidenté en lisière de forêt. Les pentes commencent à être raides et la lumière très belle.


Suivant le sentier, j’arrive aux abords d’une ferme ou plutôt d’un haras… et me fait poursuivre par un grand chien vindicatif… après quelques injonctions sèches et impérieuses (et quelques forts tours de pédales, soyons honnête), il s’arrête. Je consulterai le cadastre plus tard: j’étais bien sur une zone publique.
Je me calme et repars dans la contemplation de la lumière dorée filtrée par le feuillage de la forêt (komorebi - 木漏れ日). Le chemin est roulant et descend légèrement, je vais vite. Une grande descente en lacets me tire des exclamations enthousiastes et grisées.
La descente se finit abruptement sur la route de la vallée de la Lieur. D’un seul coup, la vue se dégage alors sur le paysage.
Wow! merci au scénariste. :)

Je suis l’eau et la petite vallée, c’est très beau.
Je fais une pause pour boire, vapoter et lire les blagues des copains d’internet sur Signal. Ça parle des avantages aérodynamiques du bide à bière :D … Je me marre tout seul, penché sur mon téléphone.
115km déjà (ou seulement ?).
Les feuilles mortes jonchent le sol. Il est un peu tôt dans l’année pour ça. Comme je le verrais tout au long du voyage, les arbres souffrent beaucoup de la sècheresse, et ce n’est pas la première année…


Je croise les ruines de l’ancienne filature Levavasseur (Wikipedia | site dédié) dont le style néogothique anglais donne une ambiance un peu fantastique et irréelle à l’instant. Je me rapproche de la Seine.





Un dernier arrêt dans un cimetière pour remplir la totalité de mes réserves d’eau, en prévision du bivouac et du lendemain matin.
Je traverse la Seine sur la passerelle de service d’un pont ferroviaire (pas certain que ce fut très réglementaire…).
La lumière est absolument magnifique, et je roule bien et fort sur les chemins et voies sur berges qui longent l’Eure et la Seine. L’air commence à sentir le soir et le parfum crépusculaire des végétaux et des fleurs d’été.
Je suis extatique – suspendu dans l’instant qui s’étire.
Les voies se goudronnent, les promeneurs en profitent aussi, je ralentis.
Je croise le regard d’une fillette d’une dizaine d’années, intriguée par mon vélo. Elle me lance un “bonne chance !” sonore – très spontané et affirmé – qui me fait sourire: c’est officiel, je suis un aventurier !
J’espère lui avoir donné envie de voyage à vélo – mais j’aurais préféré qu’elle croise une voyageuse.
Je pense à mes filles: elle a l’âge d’une d’entre elles.


Elbeuf, tombée du soir, recherche de bivouac et hurlements nocturnes
J’arrive à Elbeuf, qui me fait une impression étrange. Petite ville dense et coincée entre les contreforts de la vallée et la Seine.
Je commence à accuser la fatigue, j’ai un peu mal au ventre et il va être temps de chercher un endroit où dormir. Pas le choix, il faut que je sorte de la ville pour quitter la vallée. Je mets les lumières, le gilet/harnais réfléchissant et démarre la pénible ascension d’une route assez passante.
La montée m’essore assez sérieusement.
La lumière baisse vite, et la plaine assez rase ne laisse pas deviner de bivouac discret. Calé dans les prolongateurs, je roule dans le crépuscule avec une sérénité lasse et un peu cuite. Ah, une petite troupe de chevreuils à gauche dans le champ. Je fais la course. Mauvais joueurs, ils changent de direction avant qu’on puisse désigner de gagnant(s).
Ça y est, il est temps d’allumer le phare avant. Petite pause et consultation de Comaps et Google maps pour repérer les coins potentiels. La nuit tombe vite et les villages aux zones résidentielles aisées ne m’inspirent pas confiance. Ah, le premier petit bois repéré est fermé aux promeneurs depuis la dernière tempête. Je réfléchis (c’est aussi la garantie de ne pas être dérangé). Je passe mon tour: situé à un croisement de deux routes, je le sens trop exposé.
2km plus loin, une autre zone boisée, plus isolée. Un départ de chemin à l’abandon, sans traces de passages récents. Ce sera là. Il faudra que je sois discret en repartant demain: il y a un portail et une maison en face.
Je m’enfonce dans le sous-bois, frontale réglée au minimum.
En effet, la dernière tempête a fait des dégâts ici: beaucoup d’arbres couchés ou juste soutenus par leurs collègues. Il va falloir faire attention. Je trouve une zone sans trop de broussailles, et vérifie soigneusement les arbres aux alentours et s’il n’y a pas de branches prêtes à céder (les anglo-saxons les appellent widowmakers – “faiseuses de veuves”…).
J’arrête le compteur GPS. 159km, 1329 de D+, record de distance. Petite pointe de satisfaction et de fierté.
Il est 22h et j’installe le hamac, prépare les affaires pour la nuit et installe le réchaud.
Soupe instantanée – qui me fait un bien fou – et sandwich sommaire à la sardine. Barre de chocolat, fruits secs et tisane pour finir.
Requinqué, je m’aperçois un peu étonné que je pourrais presque repartir.
Presque. Chi va piano va sano.
Toilette (surtout des jambes) sommaire et laborieuse aux mouchoirs et au gel hydroalcoolique: je dois garder de l’eau pour mon thé demain matin.
Je finis par me caler dans le hamac: étude des cartes pour la suite, et début de tri des photos du jour…
…Quand soudain un hurlement déchirant retentit dans la forêt !
Je reconnais quasi instantanément l’aboiement d’un chevreuil. J’ai quand même tressailli, voir sursauté. L’aboiement de chevreuil est en général assez bref, mais ce soir ils étaient plus proche du long hurlement d’une banshee que d’un aboiement/jappement canin.
J’aurais pu m’en douter, au son des branchages piétinés que j’avais entendu quelques dizaines de minutes plus tôt. Je souris en imaginant la terreur panique absolue qu’aurait ressenti mon moi naïf de 7-8 ans.
Tiens, un(e) congénère un peu plus proche se met à lui répondre. Le ton de son aboiement est moins flippant, plus animal.
Je n’arrive pas à deviner si ce sont deux partenaires potentiels qui s’interpellent ou deux rivaux qui se contestent un territoire ou une femelle.
Bien fatigué, je finis par m’endormir sur ces considérations, pendant que le dialogue se poursuit.