Amiens - Tréguier 2025, étape 2
J’ouvre une première fois les yeux aux alentours de 6h30, probablement réveillé par le jour pointant et par la vessie emplie de la tisane de la veille. La lumière est encore blafarde dans le sous-bois.
Sentant le poids de la courte nuit précédant mon départ d’hier, je replonge pour un temps indéterminé dans un demi-sommeil. On y entend de loin le trafic de la route proche et quelques éclats de voix de sportifs, cyclistes et chiens promenant leur maître.

Remise en route du réchaud à alcool, impossible de démarrer sans thé.
J’étends le sac de couchage sur une branche proche pour en évacuer l’humidité. J’hésite à me faire un porridge, la prochaine boulangerie est à un peu plus de 20km. Le soleil montant et mon retard au démarrage me font tenter le coup: ce sera mission boulangerie pour commencer.
Je finis les fruits que j’avais emporté la veille, et en attendant que le thé refroidisse, démarre la vaisselle et le rangement du paquetage. Comme souvent le premier jour, c’est un jeu de tetris et de poupées russes un peu lent et laborieux. Il faut faire les choses dans l’ordre et n’oublier aucune étape, sous peine de devoir défaire et refaire.
Tout doit être prêt et simple pour le soir: je ne sais pas dans quel état je serais. Mon tshirt de la veille est encore humide, le sel de la transpiration ayant capté l’humidité nocturne. J’enfile un tshirt propre et mon deuxième cuissard: le premier est encore tout poisseux du banana gate de la veille. Je les accroche dessus les sacoches.
J’accroche aussi sur les prolongateurs mes manchettes anti-soleil – humides également – ça sèchera en roulant. Je fixe mon sac à ordures sur le porte-bagage arrière, vérifie que (presque…) tout est bien accroché.
J’inspecte une dernière fois l’endroit où j’ai dormi: aucune trace, aucun indice de mon passage. J’ai même poussé le vice à remettre quelques feuilles mortes à l’endroit qui était au pied du hamac.
Cherche boulangerie à braquer
Je sors du petit bois avec circonspection. Je prends une grosse gorgée de gel énergétique maison (un épais sirop de sucre inverti) pour être sûr de tenir. Je relance le GPS et repart.
Il doit être aux alentours de 10h15, peut-être un peu plus. Direction la boulangerie, dans 20 bornes. Je croise les doigts.
Premiers chemins ruraux un peu cahoteux, ça descend légèrement pour le moment.
Je me remet à penser à une idée récurrente. Les facteurs et difficultés d’une typologie de chemins cyclables. Il y a bien des initiatives de cotation et de très longs fils de discussion sur les forums d’OpenStreetMap, mais la réalité est toujours plus nuancée et changeante.
Les chemins ruraux sont variés et parfois traitres, et souvent leur apparence ne présume en rien de leur qualité de roulage. Certains chemins enherbés ou un peu pierreux sont parfois très roulants. Tandis que d’autres sont de véritables tape-culs: empreintes cachées et séchées de tracteurs aux sculptures profondes ou plaques herbeuses proéminentes sur fond de terre séchée et dure comme de la pierre (ceux là sont ma hantise). Certains sont très roulants par temps secs, mais se révèlent d’abominables bourbiers collants s’il a suffisamment plu (ma campagne des Flandre en est peuplée). Et ne parlons pas de la végétation, des saisons et de l’entretien.
La température et le soleil continuent de monter. Il est temps de remettre les manchettes anti-UV… qui ont disparu des prolongateurs sur lesquels je les avais accrochées !
<Jurons>
Je n’ai aucune idée du moment où elles se sont fait la malle, et faire demi-tour va potentiellement me coûter plus de 10km de chemins plus ou moins agréables. J’ai une paire de rechange. J’espère surtout que quelqu’un les ramassera – me voilà devenu pollueur.
J’arrive enfin à la boulangerie et effectue un braquage en bonne et due forme. 2 pains au chocolat, 2 patisseries, dont un “brookie”. Je demande s’il font des sandwiches, le boulanger vérifie son stock (nous sommes le 15 août) et accepte de m’en confectionner un. Je prends un coca en plus.
À peine sorti, je fais un sort au gros morceau de brookie (et au coca), dans le va et vient de la clientèle qui vient chercher son pain de la journée.
Le boulanger sort, il semble avoir fini son service, laissant la boutique à son assistante (ou sa femme). Il me demande si la pâtisserie est à mon goût. La bouche pleine, je mâchonne une réponse affirmative en joignant le geste à la parole. On se marre tous les deux.
J’attache soigneusement (et amoureusement) le sandwich sur mon porte-bagage, et c’est reparti.
Le village de la lumière ondulatoire
Je descend vers un fond de vallée, les villages et chemins au bord de l’eau sont très beaux.
Je bifurque vers le sud, avant Bernay. Je me souviens qu’il y avait quelques petites choses à y voir, mais je veux avancer.





Je rattrape la voie verte de la vallée de Charentonne. Encore un tunnel vert dont je sirote goûlument l’ombre – je sens les radiations du soleil proche du zénith à travers le feuillage.
J’ai la pêche, et le faux-plat montant de la voie verte n’entame pas mon enthousiasme. “J’envoie des watts” sur un peu plus de 10km. Ce serait pas mal si je pouvais trouver un peu d’eau. Je ne suis pas à sec, mais la chaleur va sérieusement augmenter ma consommation.
Je sors de la voie verte à Broglie. Le soleil tape très fort et j’espère trouver de l’eau. Je m’arrête sur une petite place le long de la Charentonne. Il y a des toilettes publiques dans l’ancienne gare… qui sont fermées à clef. Je finis par trouver un robinet le long du mur de celles-ci, mais l’eau est chaude. Je l’indique à un couple en van aménagé qui cherchait également de l’eau.
Je m’installe manger mon sandwich le long de la rivière, soigneusement positionné dans l’ombre d’un saule. Le village est très mignon. Un ancien moulin borde la rivière, et d’où je suis, j’aperçois le clocher et les flêches de l’Église Saint-Martin.
Je lis un peu sur l’histoire du village, et apprends que Augustin Fresnel et Louis de Broglie y ont séjourné. Deux grands nom de la physique moderne – qui étaient d’ailleurs parents. Je rebaptise donc le lieu en ”village de la lumière ondulatoire”, ce qui parait approprié dans la lumière écrasante de 13h et le bruissement de l’eau.
Dans un jardinet le long de l’ancien moulin, deux sphinx élégantes (mais sans ailes) se font face. Leur expression énigmatique semble inviter le passant à s’initier aux mystères de la dualité onde-corpuscule.



Le sandwich avalé, je profite du robinet découvert auparavant pour me laver les jambes moins sommairement que la veille et surtout faire un peu de lessive: tshirt et cuissard banané. Je lave aussi mes chaussures et sandales, recouvertes et incrustées de la poussière de cet été très sec.
J’étends tout ça sur le vélo et sur la brique brûlante du sol. Il est temps de passer au dessert et de repartir.
J’accroche les chaussures / tshirt / cuissard sur le porte-bagage, en essayant qu’ils soient à la fois sécurisés et en mesure de sécher correctement.
La pause fut longue mais bienvenue. Petit détour par la place centrale de Broglie, pour voir l’église sous un autre angle. Je cherche aussi de l’eau potable: des toilettes y sont indiquées sur CoMaps, mais las, le robinet y est désactivé. Je suspecte que ce soit délibéré (la mairie / les riverains agacés par les nuisances des camping-caristes ? L’expansion de cette pratique génère des tensions). Je pourrais aller voir du coté de l’aire officielle (et payante) pour les camping cars, à l’autre bout du village, mais je préfère tenter ma chance un peu plus loin.
Je sors de Broglie et démarre une belle et longue montée. Durant celle-ci, je croise un groupe de cyclistes assez nombreux et variés (en âges et équipements), mais ayant des maillots coordonnés. Je devine qu’ils sont en itinérance également (ils ont quelques sacoches), sûrement une sortie de club ou d’asso. Nous nous croisons avec force salutations souriantes et encouragements sonores – solidarité des randonneurs à vélo.
Je fais une halte un peu plus loin, au cimetière de La Goulafrière. Les toponymes normands sont absolument délicieux: imagés et pittoresques – j’aurais dû en faire une liste. L’eau a un goût très pur (ce qui ne fut pas toujours le cas auparavant). Je bois tout mon saoul, et repars avec les réserves complètement remplies (et donc plus lourd).
Il fait chaud et étouffant, le ciel est dégagé mais blanchâtre, je souffre un peu. Ça monte progressivement, et je sais que je me rapproche des sections les plus conséquentes (en dénivelé) de mon étape. La campagne est ici un peu rase, les chemins tape-culs, sans ombre ou envahis d’orties. Je bois beaucoup.

Je m’engage avec soulagement sur un chemin boisé. Ces derniers kilomètres ont été éprouvants.
Soudain, une sorte de pressentiment me fait jeter un coup d’oeil au porte-bagage: mon cuissard qui y sèchait a disparu !
C’est la journée, décidément !
Croisant les doigts, je fais demi-tour et le retrouve quelques centaines de mètres plus loin. Une ronce malicieuse l’avait sorti de mon paquetage. Je vérifie et resangle tout mon chargement en tirant bien sur les lanières.
Le paysage se re-boise et diversifie progressivement, j’arrive à Le Sap. Sur la place du marché se trouve un distributeur automatique de pizzas. Je ne mets pas longtemps à me décider: en ce 15 août férié, en Normandie profonde, la perspective d’avoir le repas du soir assuré me libère l’esprit (tant pis pour les flocons d’avoine). Le distributeur de pizzas appartient à une boulangerie proche, j’y fait également un tour. Elle est ouverte. J’en ressors avec 2 patisseries et 2 boissons. J’écluse immédiatement la première boisson avec avidité, cale la deuxième entre les prolongateurs et peine un peu à trouver de la place sur le vélo pour les pâtisseries.
Je fais un “point étapes” et plonge un peu dans les cartes, pour estimer et me donner une zone d’arrivée pour ce soir. Malgré les passages difficiles passés et à venir (D+), j’ai du jus et je récupère vite, tant que je bois et mange suffisamment et régulièrement. Je décide de viser jusqu’à la zone en dessous de Flers, là où je dois rejoindre la voie verte qui me sortira de Normandie et m’emmènera au Mont-Saint-Michel. C’est dans un peu moins de 90km: je sais déjà que je vais me coucher tard…
Je repars, avec la pizza encore brûlante solidement sanglée sur le porte-bagage.
Les collines magiques
Une longue descente se terminant en lacets annonce la couleur: j’arrive dans ce bocage de collines raides que je voulais traverser. J’ai des reminiscences de vélo dans les Kent Downs, en Angleterre.


Je passe la rivière de la Touque, et emprunte les premiers petits chemins et sentiers qui serpentent à travers le bocage. C’est étroit, ça bifurque beaucoup, tout n’est pas sur la carte et je me trompe à plusieurs reprises.
Mais c’est absolument superbe.
J’ai bien de la peine à trouver comment le dire ici.




L’air commence a prendre une saveur de soir, c’est appréciable dans les montées caillouteuses et difficiles. Le chant espiègle des merles commence à retentir dans les haies à mon passage. J’adore ces oiseaux, je me plais à penser que c’est un animal totem pour moi. Des souvenirs me remontent des fins d’après-midi d’été de mon enfance, rentrant chez moi à travers les chemins sur mon VTT sans marque en acier rustique.
Un soupir d’émotion m’échappe. Je me sens indiciblement serein, en paix, à ma place. Sur le moment, je vis cet instant de communion (que connaissent bien les arpenteurs de la nature, à vélo ou non), sans pourtant m’y attacher – vouloir saisir, c’est un peu trahir, réduire, se distancier (est-ce ce que je fais ici ? avec mes photos, à écrire ce truc, derrière mon clavier ?).
Il y en aura d’autres, c’est une respiration, les vaguelettes d’une rivière qui coule.
Un rapace de grande envergure tourne haut dans le ciel. Je suis incapable de l’identifier, mais c’est un très grand oiseau, bien plus que les buses et faucons crécerelle croisés jusqu’à maintenant.
Je dois me raisonner pour ne pas faire de pause photo à chaque virage. Moi qui aime tant le bocage, je suis au paradis.



J’enchaine les chemins et toute petites routes et arrive enfin sur la crète de la colline. Après avoir passé un petit hameau, je m’engage sur un chemin assez large.
Celui-ci est en train d’être élagué et jonché de branches de chêne, charme et surtout noisetier.
Je m’approche et commence à porter le vélo, et salue le travailleur.
– “Vous avez bien du courage à travailler ainsi le 15 août !”
– “Bien obligé, ça a tellement poussé que le tracteur a du mal à passer !”
Nous discutons un peu tandis que je soulève et pousse mon vélo. D’où je suis parti, où je vais. Chacun se trouve courageux à sa manière (menfin, lui il bosse et moi je suis en congé…). Je lui pose quelques questions sur son exploitation (il est éleveur) et lui dit à quelle point sa région est belle (et pentue !). On échange encore quelques mots. Je repars presque avec une impression de discussion pas finie. Nous nous souhaitons mutuellement bon courage.
Le chemin de crête bordé de haies est à peu près plat et très roulant. Quand soudain, une trouée de lumière sur ma gauche m’accroche les yeux.
Un court chemin mène à la barrière d’un pré, avec un beau point de vue le panorama de la vallée.
On y distingue la silhouette insolite et incongrue d’un stūpa tibétain (un chörten - མཆོད་རྟེན།, plus précisément).



C’est le Dachang Vajradhara-Ling, Centre d’Étude et de Pratique du Bouddhisme Tibétain du Château d’Osmont. Je me souviens maintenant l’avoir vu sur les cartes lorsque je préparais l’itinéraire. Il est rattaché à la lignée Kagyüpa (l’une des 4 lignées du bouddhisme tibétain, si touffu et complexe).
Je fais quelques photos et démarre la descente dans la vallée voisine: la vallée de la Vie (c’est le nom de la rivière :) ).

Descente dans un chemin creux, très raide et rocailleux. Les freins travaillent beaucoup et il faut rester concentré pour poser les roues aux bon endroits: ce n’est pas le moment de déchirer un pneu ou d’enfoncer une jante (ça m’est arrivé il ya quelques semaines).
Je ne reste pas longtemps dans le fond de vallée, et démarre ce qui sera la montée la plus incroyable du voyage.
La petite route à peine goudronnée attaque le flanc de vallée frontalement et mène au hameau de la Giffardière. Dès le début les pourcentages montent à 2 chiffres… Je peine, sue et souffle et essaie d’en faire une histoire d’honneur. Passé le hameau, la route devient un chemin rocailleux, et les pourcentages continuent à grimper… ça passe les 18%. Les quasi-90kg de l’équipage déclarent forfait devant tant de violence, et je reprends mon souffle, freins serrés. Je pousse. L’inclinomètre du GPS délire complètement et affiche des valeurs à 44% (lol).
Arrivée au sommet en nage. Je refais une pause et bois copieusement pour compenser toute l’eau perdue. Je prends un peu de vitesse sur le chemin de crête pour sécher un peu mon t-shirt. Le relief se calme un peu. C’est toujours aussi beau.


Une dernière montée, et j’arrive à un grand lavoir alimenté par une source que je devine proche. Le lieu-dit s’appelle Le Fresne, mais le bel arbre derrière le panneau est un hêtre :) Je trempe avec délices mes jambes dans l’eau froide du lavoir, surveillé par la petite troupe de canards de la ferme voisine.



La descente et le gué du Couloir de la Mort
L’histoire locale (et pas si ancienne) se rappelle une première fois à moi à travers un panneau.

Le couloir de la mort est le nom donné vers la fin de la bataille de Normandie à un étroit passage entre Saint-Lambert-sur-Dive et Chambois dans le nord-est de l’Orne.
(Wikipedia: Couloir de la mort (bataille de Normandie))
Démarre une grande descente sur une route un peu large, accompagné par le soleil, descendant lui aussi. Le panorama est superbe à cette heure, et la vue porte loin, vers l’ouest. J’hésite à faire quelques photos, mais emporté à plus de 60km/h, il y a des priorités plus immédiates (“weeeeeehhh”).
Le relief s’aplanit, et je commence à rouler sur des chemins de craie blanche aux milieu des paturages et des champs.
Je finis par arriver à un des lieux majeurs de ce fameux “couloir de la mort”: le gué de la Droitière, à Moissy.
L’endroit est charmant, baigné dans la lumière du soir. Il contraste fortement avec l’atroce boucherie du désespoir qui s’est déroulée ici. Les photos “Avant / Après” du panneau d’information sont poignantes. Vu sa taille, l’énorme saule qui borde le gué a peut-être été témoin.
Beaucoup de personnes sont mortes ici.




Pause. J’hésite à passer à gué. J’y fait un tour à pied: possible, mais je risque de rincer la cire qui lubrifie ma chaîne, et j’ai encore des kilomètres à faire. Je passerai sur le petit pont de bois enjambant la rivière.
Une famille à vélo arrive, et un ado fort en gueule et rigolard roule à bonne vitesse sur son VTT. Je lui lance un “Allleez, ça passeuuh !” sonore, avec une pointe de défi. Il arrive trop vite, et s’arrête au milieu du gué, les jambes trempées. Oups… Je m’excuse un peu et je me marre quand même avec sa soeur, qui se moque bien de lui.
Le soleil descend de plus en plus sur l’horizon, et je roule dans les herbes hautes et la craie blanche vers un petit coteau boisé qui se profile au loin.


Je gravis le coteau et m’enfonce dans les bois. Les chemins sont un peu boueux et ludiques. Le sous-bois est sombre, et ça y est, je dois allumer mon phare pour voir où je pose les roues.
Un peu plus loin, une impressionnante allée bordée de grands platanes. La silhouette d’une grande biche de profile plus loin. Elle s’enfuit avant que j’ai le temps d’essayer de la prendre en photo. La lumière est faible sous le feuillage, ça n’aurait probablement rien donné.
La nuit de la lune rouge
Le nuit devint très vite très noire. Le relief s’accidente de nouveau.
Je manque de louper l’entrée d’un petit chemin le long d’une maison en bas d’une descente. Je sors la lampe frontale, en plus de mon phare: j’ai besoin de voir où se porte mon regard. Le petit sentier un peu technique que j’emprunte va me faire gagner 4 bons kilomètres. Je joue à ne pas poser le pied à terre.
Après une belle descente sur une départementale, je bifurque vers un autre petit chemin. Je dois passer l’Orne dans ses méandres. Le terrain est difficile, pentu, peu lisible et rocailleux. J’ai faim et je n’ai presque plus d’eau, l’arrivée de la nuit a fait peser la fatigue sur mes épaules.
Il n’y a pas beaucoup de cimetières dans le coin, et je devine d’avance sur la carte que certains n’auront pas d’eau (en général, les cimetières isolés en pleine campagne sont souvent des cimetières militaires, rarement connectés au réseau hydrique). J’hésite à manger la pizza, mais j’aimerais être posé plus tranquillement.
Je descend un petit chemin difficile, ensuite c’est tout droit… et là je pile, l’eau de l’Orne au pied de mes roues !

Je décroche mon phare et balaie le faisceau sur la rivière devant moi. Pas de pont, pas de gué praticable, ça ne passe pas.
Je vois quelques insectes dans la lumière, quelques poissons, dont un très étrange, au loin, qui semble nager la tête hors de l’eau, avec des mouvements bizarres (pour un poisson).
Il est 22h45, je soupire. Il va falloir improviser. Je ne suis pas couché.
Je dois pouvoir m’en sortir avec un chemin qui remonte le vallon et passe par une sorte de complexe scolaire, un collège/lycée agricole. Je passerais l’Orne plus loin.
J’arrive dans le complexe scolaire, très impressionnant, avec beaucoup de grand bâtiments, de grandes serres et des engins agricoles. Je vois sur la carte un cimetière dans la zone, mais peine perdue, c’est un petit cimetière militaire: pas l’ombre d’un robinet.
Je me dirige vers le village, mais nouvel obstacle, une barrière fermée. Je suis encore moins certain d’avoir le droit d’être ici, je suis arrivé très candidement par les chemins et n’ai pas vu de panneaux ou barrières jusqu’ici. J’ai la flemme de chercher une autre sortie dans la nuit. Je soupire encore, décroche les sacoches et fait passer péniblement le tout sous la barrière. J’ajouterai la barrière sur OpenStreetMap une semaine plus tard. :)

Je redescend vers l’Orne et la passe sur un vrai pont. L’air humide du fond de vallon me donne froid. J’ai un autre cimetière en ligne de mire, quelques chemins plus loin.
Passant devant un panneau informatif sur la rivière et son écosystème, je percute: le poisson “étrange” que j’ai vu tout à l’heure était en fait une loutre ! Il faut vraiment que j’aille me refaire des lunettes.
En contrebas d’un parking herbeux, un van est garé, les gens semblent y passer la nuit. Le chemin part de là, je passe discrètement à coté.
Je me trompe dans les chemins, rien ne correspond à la carte, j’erre un peu et dès que je m’arrête je me fais harceler sans relâche par des nuées de bestioles et moustiques, attirés par ma frontale et très très motivés.
Je finis par grimper un singletrack de VTT, très raide et inroulable dans mon état et avec ma configuration. J’en ai vraiment marre. Les élans lyrico-mystiques de la fin d’après-midi sont loin.
Je pousse et monte par à-coups, en serrant les freins (et les dents). Au moins, je n’ai plus froid du tout.
Arrive enfin un petit cimetière isolé. Je pousse le portail de fer forgé qui grince dans la nuit. Je cherche un peu, oui, il y a un robinet !
Je prends mon temps: je me lave les jambes en prévision du bivouac, remplis mes gourdes et poche à eau, et entame très sérieusement la pizza.
La lune se lève, quasi pleine, avec une couleur rouge sang très étrange (j’apprendrai plus tard que c’était dû aux fumées des catastrophiques incendies au nord-ouest de l’Espagne).
Je repense à mes parties de Zelda (la fameuse “lune de sang”), et souris en imaginant que les occupants du cimetière risquent de respawner à n’importe quel moment.
Pour être honnête, le cimetière dégage plutôt une atmosphère tranquille et très paisible. Je pars en saluant et remerciant ses occupants.
Ayant repris des forces, je m’obstine vers mon objectif: je sais que si je l’atteins, au réveil j’aurais devant moi 120km faciles de relief très favorable et roulant. Là, il me reste environ 35km.
L’ultime tuile
Je roule dans la nuit noire, toutes lumières allumées. Essentiellement de petites départementales désertes. Je devine les passages de rivières aux poches d’air froid et humide que je traverse. Hâte de me poser.
Après Saint-André-Messei, je m’engage sur un chemin: je dois traverser une petite section de forêt humide. Je débouche sur une grande prairie spongieuse envahie de bancs de brume qui dérivent lentement dans les faisceaux de mes phares. Ambiance.
J’ai un mauvais pressentiment: il n’y a pas vraiment de chemin et la seule chose qui pourrait y ressembler est un petit cours d’eau bordé d’arbres sur ma droite. Arrivant au bout de la prairie, vers la lisière du bois, le fourvoiement se confirme: la prairie est bordée d’eau et rien ne permet de passer.
Je repense à n1k0 qui pestait contre les contributeurs d’OpenStreetMap qui cartographient au feeling, à partir d’images satellites floues. Il semble que j’en ai ici un bel exemple.
Il est 3h du matin, et je suis fatigué, même mes jurons commencent à manquer de force. Je fais demi-tour, cette ultime tuile me coûte 30 à 45min supplémentaires.
J’attrape enfin la voie verte Flers-Domfront à un embranchement. Un ancien poste de passage à niveau a été reconverti en lieu d’étape pour les randonneurs, avec un bel alignement de tables de picnic. Le lieu est à découvert, un peu trop exposé, et arrivant tard, je serais certainement réveillé par les sportifs et promeneurs matinaux. Il me faut un autre endroit.
Je m’engage sur la voie verte, et assez vite, je vois – derrière le rideau d’arbustes qui la borde – un petit espace en contrebas.
3h38, je stoppe le GPS. 165.5km, 1601m de D+. À cette heure les chiffres sont des glyphes abscons et ne veulent plus rien dire.
Je suis vraiment à moins de 10 mètres de la voie: certains passants me remarqueront. Mais comme je la devine très empruntée, je suis un peu rassuré: c’est peu probable qu’on m’importune directement.
J’installe le hamac. Une extrémité est assez proche d’une clôture de pré. J’espère ne pas me faire réveiller le lendemain par une vache ou un cheval intrigué. Je prends quand même le temps de me faire une tisane et de manger un peu. Je ne sors pas le sac de couchage. Mes vêtements chaud et mon sursac de couchage (bivy) feront l’affaire.
La nuit commence à pâlir lorsque je m’endors.